Tiré de l’autobiographie d’Helen Keller, adaptée par Arthur Penn à la télévision, au théâtre et enfin au cinéma, Miracle en Alabama déploît le combat pour la reconnaissance, l’éducation et l’amour d’une enfant sourde, aveugle et muette – et de son éducatrice – dans une Amérique puritaine où les normes font loi. Une grande leçon d’humanité pour les petits et les grands.

Article originellement publié dans le n°3 de Revus & Corrigés.


« S’il te plaît… apprivoise-moi ! »

À la suite d’une maladie infantile, Helen Keller devient aveugle et sourde. Le cri déchirant de désespoir et de peur que pousse la mère à la découverte de ce drame, suivi des claques fracassantes du père au-dessus du berceau ouvrent le film d’Arthur Penn. La jeune Helen (Patty Duke) grandit entièrement coupée du monde des sens mais n’est cependant pas dépourvue de sensibilité. L’extrême pitié affective que lui voue sa mère, doublée de la violente incompréhension et des désaccords que son état provoquent au sein de la famille, font d’elle un être brutal. Le capitaine Keller et sa femme décident donc de faire appel à une éducatrice comme ultime recours avant l’asile. À Anne Sullivan, aveugle devenue malvoyante (Sunsan Bancroft) d’apprivoiser Helen. Car c’est bien d’apprivoisement dont il s’agit, cette « chose trop oubliée », d’après les mots de Saint-Exupéry. « Ça signifie « Créer des liens… » », explique-t-il. Dans cette Amérique récemment unie – l’histoire se déroule entre 1880 et 1890 –, dans cette propriété du Sud chez le Capitaine Keller où la Guerre de Sécession fait encore partie des discussions de table, les liens ne sont déjà pas choses faciles. Au sein de cette ambiance puritaine où les gestes et les épanchements sont proscrits, la méthode de Susan – le toucher – paraît impropre.

Seul sens accessible à Helen, le contact est au cœur du film d’Arthur Penn. Adapté d’une pièce de William Gibson, inspirée de l’autobiographie d’Helen Keller, The Story of my life (1903) – (que Penn a lui-même mise en scène au théâtre en 1957), le film s’attache au geste beaucoup plus qu’à la parole. Il retourna d’ailleurs la dernière scène du film pour mieux utiliser toutes les capacités visuelles et de montage que lui offrait ce le média de l’image animée par rapport au théâtre – ce n’est que son deuxième film de cinéma après Le Gaucher avec Paul Newman, en 1958. De fait, les mots deviennent des gestes, la langue se mue en signes, des signes que Helen touche sur les mains de Susan. Une main posée sur le visage qui acquiesce vaut le plus franc des « oui ». Le toucher est le seul dialogue possible, jusqu’à son paroxysme : la gifle, la morsure.

L’apprentissage est long, comme le sont parfois certaines séquences du film pourtant court. Tel un ballet où les enchaînements se répètent jusqu’au mouvement suivant, Helen tente d’échapper à Susan qui lui impose de s’assoir à table et manger à la cuillère. L’enfant saute de son siège et en fait le tour à droite, puis à gauche et passe dessous pour atteindre les portes, fermées à clé. Le manège dure, et les deux protagonistes s’essoufflent, s’énervent et se battent. Cette terrible et fantastique scène de la salle à manger illustre ce montage de la répétition et de la langueur. Arthur Penn semble gérer cette chorégraphie infernale avec l’expérience qu’il a acquise à la télévision en directe. Il y avait déjà réalisé la première adaptation de cette histoire, juste avant la mise en scène théâtrale.

« I want to go to school ! »

La rééducation n’est pas destinée qu’à l’enfant. Les premiers aveugles sont les parents. « Vous l’aimez ? », demande le père de l’enfant à Susan. « Et vous ? », rétorque-t-elle. Le silence est préféré à une réponse douloureuse. Aveuglés par un amour pétri de pitié, le capitaine et sa femme voient et entendent trop leur fille turbulente. Si Helen doit découvrir le monde par les mots et leur signe, les parents doivent également apprendre à communiquer avec elle, à sortir de cette imprécision de protecteurs-nourrisseurs. « Si tu m’apprivoises, […] dit le Renard au Petit Prince, tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde. » Le père, la mère et l’éducatrice pourront alors exister pour Helen, ainsi que tout ce qui l’entoure, et la violence disparaître.

L’appel désespéré de la jeune Anne demandant à entrer à l’école résonne encore, fait écho aux bras tendus dans le vide d’Helen et à ses cris sans son. Cette demande inassouvie à la connaissance, au partage et à l’affection, leur est d’abord refusée à cause de leur différence – Susan enfant a été envoyée dans un asile à cause de son handicap visuel. On retrouve ce violent rejet de l’inconnu dans un autre film américain sorti en 1962, Du silence et des ombres (To Kill a Mockingbird) de Robert Mulligan, qui se déroule pendant la Grande Dépression dans le sud des États-Unis. Deux enfants apprennent de précieuses leçons de courage, de compassion et de tolérance face aux horreurs du racisme quand leur père avocat défend un homme noir faussement accusé d’avoir violé une femme blanche. Un autre conte moral en noir et blanc où la paix ne peut se retrouver qu’en s’éduquant à l’inconnu. Quand Mark Twain – conteur de la société américaine pour petits et grands enfants – rencontra Helen Keller, il fut impressionné par l’intelligence de la jeune femme et finança une partie ses études. Elle devint la première femme aveugle et sourde au monde à être diplômée d’une université américaine, auteure et militante pour de nombreux droits sociaux, parcourant le monde pour sensibiliser à la cécité. Twain dit d’Helen qu’elle était un miracle et que Susan Sullivan était l’ouvrière de ce miracle : « a miracle worker ». Travailler sa perception du monde, et s’humaniser. « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux ».


The Miracle Worker
UN FILM D’ARTHUR PENN
AVEC PATTY DUKE, ANNE BANCROFT
1962 – ÉTATS-UNIS

Rimini Éditions
En Blu-ray et DVD
16 avril 2019

Le film est accompagné par un entretien avec Frédéric Mercier (Transfuge) consacré au travail d’Arthur Penn, et un livret de 28 pages à propos du film et de Helen Keller.

Ressortie nationale au cinéma en version restaurée le 11 septembre par Mary-X Distribution, et également disponible en audiodescription dans certaines salles.

Crédits images : © 1962 Playfilms Productions Inc., United Artists

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