Du 8 au 21 juillet 2018, Arte propose un documentaire sur une légende d’Hollywood disparue en 2014 : Lauren Bacall. Sous-titré « ombre et lumière », ce film réalisé par Pierre-Henry Salfati retrace l’itinéraire de Betty Perske (son vrai nom), née dans le Bronx en 1924 et devenue en 1944 avec son premier film, Le Port de l’angoisse, une star dont l’image est dès lors indissolublement liée à son partenaire Humphrey Bogart. Un portrait qui met en évidence l’efficace fabrique de la star par les studios hollywoodiens et la part plus sombre d’une femme qui tenta toute sa vie d’exister par elle-même.

La voix et le regard


 

Le Port de l’angoisse (1944)

Quand le public découvre Lauren Bacall dans l’adaptation d’un roman d’Ernest Hemingway, To have or to have not (Le Port de l’angoisse), la jeune femme n’a que 19 ans. Et pourtant, elle paraît déjà si femme, si maîtresse d’elle-même. Élevée seule par sa mère dans un milieu modeste issu de l’émigration juive d’Europe centrale, la jeune Betty s’est inscrite dans la fameuse American Academy of Dramatic Arts de New York (où elle côtoie notamment un jeune apprenti acteur issu du même milieu, Kirk Douglas). Pour gagner sa vie, Betty Perske pose comme mannequin, comme le fit quelques années plus tard Grace Kelly, étudiante de la même école. La future Lauren Bacall évoque avec humour dans le film de Salfati la silhouette qui lui permit de faire carrière dans le mannequinat : « une grande perche plate avec de grands pieds » ! Un trait de caractère, l’ironie, qui est une marque distinctive de l’actrice. Possédait-elle cette qualité avant de devenir « Slim », la partenaire d’Humphrey Bogart à l’écran dans le film d’Howard Hawks, ? Cette jeune femme qui regarde Bogie par en-dessous comme par défi, qui s’adresse à lui de sa voix grave et assurée, lui assénant des leçons pour apprendre à siffler (« You know how to whistle, don’t you, Steve ? You just put your lips together and blow ! »[1])…

En vérité, et c’est le paradoxe fascinant de Lauren Bacall, cette femme en apparence si assurée avec sa voix sombre envoûtant les hommes et son regard fatal lui valant le surnom de « The Look », cette femme, donc, est une fabrication. A l’orée de sa carrière, Betty Perske se voit l’obligation de changer de prénom : Betty est troquée pour Lauren par Howard Hawks, un prénom auquel elle ne se fera jamais vraiment. Pour son nouveau nom de famille, la jeune femme est moins contrainte : elle reprend le patronyme roumain de sa mère, auquel elle rajoute un second « l » final. L’épouse de Howard Hawks (surnommée justement « Slim » par le réalisateur !) a remarqué le mannequin sur une couverture du Harper’s bazaar de mars 1943. Hawks fait signer à la jeune apprentie new-yorkaise un contrat qui la mène à Hollywood. Il entreprend de la remodeler selon ses goûts. Dans son autobiographie, Lauren Bacall raconte comment le pygmalion lui fait travailler sa voix : « Il jugeait absolument essentiel qu’une voix se maintienne dans un registre bas. La mienne était assez basse, mais comme me l’expliquait Howard, et c’est ce qu’il n’aimait pas : ‘Quand une femme s’énerve ou se laisse emporter par son émotion, Betty, je ne sais pas si vous avez remarqué, elle a tendance à parler sur un ton suraigu. Or il n’a rien de moins séduisant qu’une femme qui glapit. Il faut vous entraîner à garder une voix grave même si vous avez une scène de ce genre à jouer.’ » [2]

Portrait of Lauren Bacall by John Engstead, 1944

Portrait de Lauren Bacall, par John Engstead, 1944

La jeune femme s’exécute et va travailler sa voix dans un endroit écarté de Mullholland Drive, déclamant son texte sur une octave en-dessous de sa voix naturelle. Quant à son regard de défi, le fameux « Look » qui marqua tant les spectateurs du Port de l’angoisse, il n’est que le résultat de la peur intense de Lauren Bacall. Donner la réplique à une star comme Bogart, un homme mûr de 25 ans son aîné, ce n’était pas une mince affaire pour une débutante : pour s’empêcher de trembler, elle rabat son menton  et regarde Bogie par en-dessous ! Pour le reste, la longue silhouette de Lauren Bacall sait onduler depuis sa formation de mannequin. Si l’on ajoute le geste crâne pour allumer une cigarette et les lèvres bien ourlées pour rejeter la fumée dans l’air avec grâce, on obtient la formule ensorcelante du mythe Bacall. Une créature magnifiée par la magie du noir en blanc qui sait si bien sculpter les visages. Bogart, qui en est déjà à son troisième mariage, tombe sous le charme insinuant de Betty Perske — ou plutôt de Slim, le personnage du film dont il est aussi le héros. A tel point que la jeune femme se voit condamnée à continuer à placer sa voix dans les graves et à prolonger son personnage dans le civil si elle veut toujours ensorceler Bogie.

La suite, on la connaît : Bogart épouse Bacall en 1945 et les deux héros de film noir forment le couple peut-être le plus glamour et le plus mythique de toute l’histoire du cinéma. La formule de 1944 étant gagnante, Howard Hawks enchaîne avec Le Grand sommeil (The Big sleep), adaptation d’un roman tortueux de Chandler par Faulkner. Bogart, alias Marlowe, enquête à l’instigation d’un homme riche et malade, père de deux filles dégénérées par le milieu putride dans lequel elles évoluent. L’aînée, incarnée par Bacall, se révèle finalement moins corrompue que sa cadette. Tout comme dans Le Port de l’angoisse, « The look » toise Bogart (certes de petite taille !) et lui lance des répliques mémorables, comme lorsqu’il sort de la serre moite du père, le visage ruisselant : « You’re a mess !». Plus tard dans le film, le dialoguiste leur offre une joute oratoire à double entente érotique des plus réjouissantes, où il est question d’équitation… Ces ping-pong verbaux (Code Hays oblige), où sourd un érotisme contenu et où la femme apparaît à égalité avec l’homme pour manier les jeux de mots suggestifs, sont certainement ce qui donne encore aujourd’hui cet air de modernité à ces films dont le charme tient aussi à la patine des années quarante.

Avant de disparaître prématurément en 1957 terrassé par un cancer, Bogart aura eu le temps de jouer avec son épouse dans deux autres films noirs, Les Passagers de la nuit (Delmer Daves, 1947) et Key Largo (John Huston, 1948). Le documentaire de P.H. Salfati évoque les deux enfants que le couple éleva durant leurs douze années de vie commune, mais il ne cache pas non plus que cette union ne fut pas aussi tranquille qu’il semblait. Au départ, Bogie exigea de sa « Baby » (son autre surnom !) qu’elle mette sous le boisseau sa carrière d’actrice pour se consacrer à sa vie d’épouse. La jeune Bacall, terriblement amoureuse, promit. Toutefois, Bogie transigea finalement assez vite, certainement sous la pression des studios qui n’entendaient pas sacrifier la poule aux œufs d’or ! Par ailleurs, Bogart avait une maîtresse de longue date, sa coiffeuse, et ne la congédia pas une fois remarié à Lauren Bacall. Est-ce cette infidélité de Bogie qui autorisa celle de The Look ? Durant la maladie de son mari, Bacall tourna La Femme modèle (Designing woman) sous la direction de Vincente Minelli (1957) et succomba aux charmes de son partenaire, Gregory Peck.

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Comment épouser un millionnaire (1953)

Cette comédie en technicolor, dans laquelle Lauren Bacall incarne une styliste new-yorkaise de renom indépendante et riche, est symptomatique du type de rôle dans lesquels Hollywood entendait distribuer The Look: la femme moderne, intelligente, à fort tempérament. Lorsqu’elle joue dans Comment épouser un millionnaire (Jean Negulesco, 1953) aux côtés de Marylin Monroe et Betty Grable, elle ne campe évidemment pas la ravissante naïve, mais la femme de tête. Dans un des autres films mémorables des années 50, le mélodrame flamboyant Écrit sur du vent (Douglas Sirk, 1956), elle s’oppose à la volcanique et dégénérée Dorothy Malone en incarnant une femme solide et sincère dont s’éprennent simultanément Robert Stack et Rock Hudson. Ces films de cette décennie sont le chant du cygne de Lauren Bacall. Comme la plupart des stars hollywoodiennes dépassant la quarantaine, elle doit s’éclipser pour laisser la place à la chair fraîche réclamée par les studios. Et comme d’autres actrices n’acceptant pas le chômage forcé, elle se réinventera une deuxième carrière sur les planches en retournant à New York. Entre-temps, on apprend grâce au documentaire d’Arte que la vie amoureuse de Lauren Bacall ne fut pas simple après la disparition de Bogie. Franck Sinatra se révèle un sacré goujat en rompant ses fiançailles pour un motif des plus légers. Puis l’acteur Jason Robards, avec lequel l’actrice se remarie et fait un enfant, lui mène la vie dure. Elle divorce de cet homme alcoolique après 8 ans de vie commune.

Ce qui frappe dans le film de Salfaty, c’est la manière dont Lauren Bacall eut à se battre pour ne pas être réduite aux yeux des producteurs et du public à la partenaire légendaire d’Humphrey Bogart, cette icône de 19 ans aux yeux de braise. Tout se passa comme si elle eut à prouver constamment qu’elle était une véritable actrice. Ce fut finalement ses succès à Broadway qui lui permirent d’être prise au sérieux. Grâce à des images de films privés en 16mm se dévoile une femme nature, dont le visage quelque peu anguleux tranche avec les canons habituels des studios. Des yeux clairs de Lauren Bacall émane une force où l’espièglerie se teinte de mélancolie. Des images d’archives rappellent aussi que Lauren Bacall se battit avec d’autres acteurs contre le maccarthysme. Enfin, dans une émission de télévision où l’actrice est déjà mûre, elle revendique avec force ses origines juives (elle était la cousine germaine de Shimon Pérès !), tout en déplorant s’être sentie obligée de les taire longtemps, notamment quand elle entendait des propos antisémites de son entourage professionnel, Hawks en tête. A ce moment-là, Lauren Bacall, ou plutôt Betty Perske, parle de sa belle voix grave et ne regarde pas par en-dessous, mais droit devant, le menton fier. The Look, straightforward !


Le documentaire Lauren Bacall, ombre et lumière, est disponible en replay sur Arte jusqu’au 21 juillet 2018 :
https://www.arte.tv/fr/videos/066340-000-A/lauren-bacall-ombre-et-lumiere

[1] « Tu sais comment siffler, n’est-ce pas, Steve ? Tu joins tes deux lèvres et tu souffles ! »
(https://www.youtube.com/watch?v=VBk79X3rMyc)

[2] Lauren Bacall par elle-même, livre de poche, 1979

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Clara Laurent

Cinéphile, journaliste, professeur de lettres, auteur de "Danielle Darrieux, une femme moderne" (éditions Hors collection, 2017).

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